[Ukraine] En route pour l’Est, Marianna Maksymova
J’ai toujours voulu me mettre en route pour un long voyage, pas hâtif, pour parcourir mon pays. Regagner les coins et les endroits les plus éloignés pour mieux le comprendre. Et pour mieux m’y comprendre. Aspirer l’odeur du charbon des villes de mineurs de l’Est. Et voir le soleil du soir se lever au-dessus du Donbass. Et comment fleurissent les premiers abricots au point le plus à l’Est de l’Ukraine. Et regarder les eaux douces et silencieuses de la rivière Siverskyi Donets couler en serpent. C’est là où tout a commencé. Il y a huit ans.
La route à l’Est commence de ton cœur d’où tu sors tes blessures les plus profondes. Comme des ornières sur les routes du Donbass, il y a des cambrures des corps humains à la lisière des villes voisines du front. Silencieusement, tout seuls, comme orphelins. Les pierres de route crépitent sous les roues de la voiture. Et au lieu de l’odeur de la première floraison de printemps dans les rues, on sent celle de la chair des gens morts. L’odeur que tu ressens la première fois. Et laquelle te poursuit quand tu rentres à ta maison d’arrière. En réalité, cette odeur ne disparaît nulle part. Elle s’infiltre dans ta peau en y restant pour toujours. Comme un souvenir d’un moment, d’une seconde, d’une heure. De la terre sur laquelle tu marches.
Pour la première fois, je suis allée à l’Est de l’Ukraine pendant la guerre. Nous sommes passés par des routes les plus oubliées, il paraît, délaissées par Dieu lui-même. J’en avais l’impression à l’époque. Mais ce n’était pas le cas. Car, quand les missiles sifflaient confusément au-dessus de nos têtes, Dieu quand même était à côté de nous, dans la voiture bourrée d’équipement militaire de toute sorte et de l’aide humanitaire que nous, avec des collègues, devions livrer à la limite avant pour nos militaires ukrainiens et les civils des villes voisines du front démolies par bombardement par l’armée russe. En ces moments anxieux de notre voyage, Dieu appuyait sur la pédale et nous passions à toute vitesse à travers des pleines steppes et des routes cassées du Donbass, quand les sons de l’alerte aérienne hurlaient sans pitié dans le ciel. Si près. Si bas. Quand on s’est arrêté à la fameuse gare de Kramatorsk où, il n’y a pas longtemps, le missile russe avait tué des dizaines de parents, d’enfants et de retraités qui n’ont pas pu prendre leur dernier train d’évacuation, on avait envie d’y rester plus. D’écouter et de se taire. Mais les sons de nouveaux missiles nous faisaient appuyer sur la pédale et s’envoler plus loin en oiseau. Vers le front. Chez ceux qui tiennent notre sol. Et notre terre.
La route pour l’Est est enveloppée par des brouillards nocturnes épais. Par des rivières des steppes de lait. Elle sent le charbon et les mines. Les pneus et le parfum pour homme du soldat ukrainien qui s’assoit près de nous, maintenant sur la place de Dieu, pour nous indiquer la bonne route. Celle qui est sûre. Et celle qu’il faut éviter. Et nous y allons. Remplis de peur et d’anxiété, mais aussi de joie d’être là. Quand j’ai peur en route pour l’Est, je récite des poésies. Pas les miennes. Celles des poètes des années 60 ou bien celles de nos contemporains. Ils savent, peut-être, plus que moi. Je n’arrive pas encore à écrire les miennes. Pendant tout le temps de la guerre, je n’en ai écrit qu’un, intitulée « Ave Maria ». En réalité, je ne sais pas comment écrire sur la mort. Et sur la guerre. C’est pourquoi je regarde silencieusement par la fenêtre de notre voiture des chantiers de déchargement du Donbass, figés comme des statues, et des oiseaux qui volent au lieu des missiles de croisière. Encore une nuit passe comme ça.
Il est toujours plus facile d’aimer le pays qui prospère. Où tout est accueillant, paisible, calme, confortable. Il est plus difficile d’aimer le pays déchiqueté par des centaines de missiles. Celui qui saigne. Qui souffre de douleurs des vies humaines. De voix de ceux qui n’ont pas été entendus et qui ont disparu. Où la terre frémit des sons de l’artillerie et devient de cela impuissant et fragile comme le corps de l’enfant. Où les villes et les villages se préparent à se protéger en barrant les fenêtres avec des planches. Mais dans leur cours, jusqu’à maintenant fleurissent des roses. Comme faisant allusion au monde qu’elles n’ont pas peur de la mort.
Où les habitations sombres, démolies, vides, délaissées, desquelles coule le bleu du ciel d’automne, en tout cas, nous laissent des fragments de la mémoire. Pour nous tous. De cette époque. Et de cette guerre. Et leurs morceaux de béton qui sont restés plantés dans les terres noires et le charbon couvent jusqu’à présent sur les feuilles dorées de notre automne militaire. En signe de hardiesse.
Pour les politiciens européens, de telles maisons sont plutôt des décorations. Pour nous, ce sont des cimetières des centaines d’histoires humaines non racontées. Sur la douleur, le chagrin et la joie. Et aussi sur l’amour.
À proprement parler, la forme de notre amour pour ce pays a une dimension particulière. Il est difficile à expliquer aux politiciens occidentaux. À transmettre à différentes conférences officielles, aux réunions et aux séances internationales. À présenter dans un rapport. À décrire dans de longues analyses des textes. Tu ressens juste qu’il est en toi et toi, tu es en lui. C’est à cet amour que je pensais quand je passais pour la première fois par les rues plongées dans la nuit tombant du Liman libéré. De même, par des villes voisines du front retentissant des sons des missiles. Et des retentissements des oiseaux migrateurs passant au-dessus des chantiers de déchargement. Et au-dessus des steppes dorées du Donbass.
J’ai envie d’aimer ce pays davantage.
Marianna Maksymova